Texte: Peter Handke -- Traduction: Georges-Arthur Goldschmidt -- Mise en scène Stanislas Nordey -- Création à la Cour d’honneur du Palais des papes en juillet 2013 pour le 67e Festival d’Avignon --photos : Jean-Louis Fernandez
Par les villages est un texte qui, selon son auteur Peter Handke, doit se lire comme un « poème dramatique ». C’est en tous cas un gros morceau de littérature : j’ai perçu le texte comme un joyau noir aux arêtes pointues dans lequel l’auteur a condensé une énergie grandiose et rageuse. Mais un bon texte suffit-il à produire un bon spectacle ?
Il y est question d’une embrouille familiale entre Gregor, l’intellectuel qui a quitté son milieu social, sa sœur Sophie, qui est devenue commerçante, et leur frère Hans, qui travaille dans le bâtiment. L’auteur y décrit aussi, dans un lyrisme mythique, le personnel des chantiers dont une intendante et les collègues de Hans. En retournant au village, Gregor découvre que la campagne de son enfance s’est métamorphosée sous l’effet de la modernité. Les poncifs de la critique réactionnaire occupent une place centrale dans l’œuvre : avant c’était bien et tout a dégénéré. Les choses sont devenues des marchandises, quantifiables et nommables, laides et fonctionnelles. Le matérialisme et le rationalisme détruisent l’âme des êtres et des choses. Il aurait existé un temps béni où tout le monde, lié, aspirait à une élévation spirituelle dans une campagne pleine d’une belle aura magique. Nora, personnage un peu à part, clôt la pièce en expliquant qu’il ne sert à rien de se lamenter sur le bon vieux temps et qu’en fait, l’homme possède encore en lui l’éclat du divin. Du moins c’est ce que j’en ai compris et ces fadaises m’ont agacé. Cette symbolique de l’âge d’or, réchauffée à la sauce écologique, est très à la mode. Elle m’énerve car je la trouve déconnectée du réel et elle ne mène à rien d’autre qu’aux ressassements nostalgiques et impuissants.
Au bout de trois heures, je ne parvenais d’ailleurs plus à être attentif et, m’accordant une pause, j’ai observé mes voisins. A ma droite, une femme marmonnait en se dandinant sur son siège: « je peux pas… parler, parler, comme ça… ». Effectivement, ça parle ; durant quatre heures, plusieurs longues tirades se succèdent où chaque comédien projette la voix vers le public, en faisant sonner chaque mot distinctement. Il n’y a pas vraiment de dialogue entre les personnages, ils ne vivent aucun évènement dans cette histoire, histoire dans laquelle il n’y a d’ailleurs aucune action. Ici, on mange du texte. La métaphore religieuse me semble la plus à même de rendre compte du spectacle: c’est comme une lente cérémonie où les prêcheurs, habités par une sourde ferveur, lancent des prières à la salle et au ciel. Stanislas Nordey, à propos du texte, pose sa vision en une formule : « Le salut, la rédemption, la renaissance, viennent de l’art ». (source: L’Avant-scène théâtre n°1345-1346) Un théâtre religieux suppose… qu’on y croit. Si vous êtes hermétiques à la parole sacrée, vous allez sacrément vous ennuyer et vous n’en pourrez plus de ces acteurs, de leurs ronrons interminables et de leurs airs de possédés à qui on a mis un balai dans le cul. Olivier Mellano, musicien génial - il faut absolument écouter sa collaboration avec le groupe de rap Psyckick Lyrikah sur l’album Acte - Olivier Mellano donc, accompagne le spectacle à la guitare électrique. Il participe de la cadence lancinante des acteurs.
Revenons au spectacle et posons une question fondamentale: sur quoi repose ce type de théâtre? L’idée de Stanislas Nordey, c’est que le texte contient en lui, comme en germe, de quoi animer un spectacle durant quatre heures. Il ne s’agit pas pour les acteurs de se démarquer du texte, de faire des propositions : ils doivent faire corps avec les mots. Il n’y a pas d’actes à faire, il n’y a qu’un texte à dire. On se débarrasse du mouvement, on épure le décor, on élimine les accessoires et on compte sur les pouvoirs de la manducation du texte pour nous transporter. Moi j’y ai vu une impuissance. Comme si, à force d’esthétiser l’espace et de contenir les mouvements, à force de sortir des torrents de mots pour se noyer dessous, on ne parvenait en fait qu’à brasser désespérément du vide. J’avais l’impression qu’il ne nous restait au final plus grand-chose à nous mettre sous la dent, que la liberté de jeu, de mouvement, nous manquait cruellement. Comme si le théâtre ressortait appauvri de cette trop grande recherche de pureté. Tandis que les comédiens saluaient, Stanislas Nordey a souri. Un sourire simple et vivant, comme s’il venait d’enlever un masque. Ça a été pour moi un vrai soulagement : un vrai beau sourire sincère. Ça me manquait : depuis quatre heures, je n’en avais pas vu un seul.
Roland Tarte
Et juste après la photo ci-dessous , découvrez la réponse du Grand Vizir :
Saad